Déficits, retraites, la mégamachine libérale est repartie…par Jean-Marie Harribey

lundi 3 juin 2013

http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2013/05/21/351/

Ça bruisse de partout : puisque les déficits publics sont énormes, puisque les retraites en constituent une part appelée encore à s’accroître, la machine à broyer le social a été réenclenchée, si tant qu’elle se fût jamais arrêtée depuis quarante ans. L’INSEE a beau publier que l’économie s’enfonce (deux chutes de PIB de 0,2 % en deux trimestres consécutifs : le 4e de 2012 et le 1er de 2013), rien n’y fait : « La France doit réformer à sa manière mais elle doit réformer » titre l’éditorial du Monde du 16 mai 2013, juste en dessous de l’annonce de récession…

Les retraites sont la cible de choix

 : « Est-ce que, comme président de la République, je peux laisser 20 milliards d’euros de déficit en 2020 ? » a demandé François Hollande dans sa conférence de presse du 16 mai. Et de conclure : « Dès lors que l’on vit plus longtemps, on devra travailler aussi un peu plus longtemps ». Ce n’est plus seulement hypocrite, c’est plus que de l’ignorance, c’est trivial pour ne pas dire bestial. Parce que cela fait partie de l’allégeance faite à la Commission européenne – les réformes « structurelles » – afin d’obtenir un délai de deux ans pour avaler la potion amère de la résorption des déficits. Derrière cette allégeance, il y en a une autre qui est celle à l’égard de la classe bourgeoise dans son ensemble et de ses représentants du Medef qui viennent d’arracher aux syndicats et d’imposer au parlement un accord sur l’emploi augmentant la flexibilité au détriment de la sécurité du travail.

On va donc revenir ici encore une fois, et le lecteur me pardonnera j’espère, sur la notion de déficit, sur son implication en termes de politique budgétaire et de politique monétaire, avant de dire un mot sur les retraites.

Le déficit public

Quel rôle joue l’État dans le circuit de l’économie ? On peut le comparer à l’amorçage des pompes dans les puits d’eau d’autrefois : pour faire monter l’eau, il fallait commencer par y envoyer de l’eau. Que se passe-t-il dans l’économie ? D’abord, il y règne une règle simple : quand il existe un déficit quelque part, il y a un excédent ailleurs, la somme des deux s’annulant. Comment résumer tous les équilibres en jeu dans une économie ? En simplifiant, il y a trois niveaux : l’économie des agents privés (entreprises et ménages), l’économie sous la responsabilité de l’État et des collectivités locales, et celle de l’étranger. Il y a donc trois soldes qui synthétisent l’activité de ces trois niveaux lors de chaque période économique : le solde du flux de crédit bancaire et de l’épargne, le solde budgétaire public et le solde commercial extérieur. En vertu de la règle énoncée plus haut, la somme de ces trois soldes doit toujours être nulle. Imaginons un instant que chacun de ces trois soldes soit nul, c’est-à-dire équilibré. D’où viendrait l’impulsion qui lance la dynamique de l’économie ? Pas de l’État, par définition dans ce cas. Ni de l’étranger. L’impulsion viendrait-elle des entreprises capitalistes ? Celles-ci solliciteraient le crédit des banques pour investir et embaucher, lesquelles répondraient à leur demande, l’épargne venant s’ajuster en fin de cycle. Mais un système bancaire composé uniquement de banques de second rang n’étant pas possible, il faut qu’il y ait au-dessus d’elles une banque centrale et une monnaie centrale. On sait que l’émission de monnaie centrale se fait à trois occasions : le refinancement des banques ordinaires, les crédits à l’étranger, les crédits à l’État.

Quelle est, de ces trois modalités, celle qui est ultime, c’est-à-dire celle qui, à la fin du compte, garantit la régulation du système ou, autrement dit, le bouclage macroéconomique ? C’est l’État (ou, de manière générale, la collectivité) qui est le point de départ et le point d’arrivée du circuit économique. Le point de départ parce que c’est lui qui institue la monnaie, qui la déclare légale et acceptable par tous, et c’est donc lui qui va impulser l’amorçage de la pompe monétaire. Une fois amorcée, la demande de monnaie de la part de l’ensemble de l’économie va engendrer le crédit accordé par tout le système bancaire. L’État est aussi le point d’arrivée car c’est lui qui va pouvoir réguler l’ensemble pour éviter les cahots (chaos) dans un sens ou dans l’autre. Ainsi, il ouvre et clôt le circuit de l’économie.

Que se passerait-il dans d’autres cas de figure ? Si le budget de l’État est équilibré, soit on a un déficit commercial extérieur et une insuffisance de l’épargne nationale par rapport au flux de crédit bancaire (l’étranger finance alors l’économie nationale), soit on a le cas symétrique de l’excédent commercial et de l’excès d’épargne nationale (l’économie nationale finance l’extérieur). Ces deux cas sont intenables à long terme. Si on raisonne sur un plan mondial agrégé (il n’y a donc pas d’extérieur), les déficits publics impliquent obligatoirement une création monétaire supérieure à l’épargne, et des excédents budgétaires signifieraient au contraire une destruction de monnaie.

Toute dynamique économique (qu’elle soit soutenable écologiquement ou non) exige donc un crédit net. C’est à cette compréhension des choses que l’on reconnaît les grands économistes ayant analysé le capitalisme (notamment Marx, Luxemburg, Keynes, Kalecki, Schumpeter, Polanyi) ou les charlatans (presque tous les autres).

Que préfère-t-on ? Que la création monétaire soit destinée à la spéculation et maîtrisée par la finance, ou qu’elle soit destinée à préparer l’avenir et donc maîtrisée par la collectivité ? De la réponse à cette question dépend la transition écologique et sociale.

Est-ce à dire que n’importe quel déficit public est acceptable ? Non, une règle simple pourrait être admise, aux antipodes de celle imposée par le TSCG : les investissements collectifs d’avenir ne sont pas comptés comme dépenses courantes. La condition de réussite d’une telle démarche est que les mauvaises causes de l’aggravation des déficits publics soient éliminées : d’une part, les cadeaux fiscaux accordés aux classes possédantes, auxquels une profonde réforme fiscale doit mettre fin, et, d’autre part, la réduction drastique des intérêts versés aux détenteurs des titres publics, que le contrôle du système bancaire et financier et la mise de la banque centrale au service de la collectivité doivent faciliter. Compte tenu de l’ampleur et de la gravité de la crise, si cette stratégie était bloquée par les traités européens et la pratique de la Troïka, on doit garder la possibilité d’une reprise en main des banques centrales nationales auxquelles serait donnée par la puissance publique la possibilité d’émettre de la monnaie complémentaire à l’euro.

Le circuit monétaire

On en vient alors au lien existant entre une politique budgétaire et une politique monétaire. Dans une « économie monétaire de production » (l’expression est de Keynes), l’épargne ne détermine pas l’investissement ; celui-ci dépend des décisions des agents qui anticipent l’avenir (anticipation des débouchés pour l’investissement privé et des besoins collectifs pour l’investissement public). En d’autres termes, au niveau macroéconomique, l’ajustement entre épargne et investissement ne se fait pas sur un marché de fonds prêtables avec une épargne existant préalablement, c’est-à-dire ex ante par rapport à la décision de produire. L’ajustement se fait par le biais, d’un côté, du marché des biens et services, et, de l’autre, de la décision publique d’accroître les biens publics. L’investissement dynamise la production, les revenus et il porte l’épargne à son niveau : l’ajustement ne se fait pas par le niveau du taux d’intérêt mais par le revenu et, par suite, par l’emploi. Au lieu d’avoir, comme dans la vision néoclassique, des marchés fictifs – celui du travail contre des biens en nature, celui intertemporel des biens futurs contre des biens présents grâce aux « fonds prêtables » –, on a en réalité un échange de force de travail contre un salaire monétaire, un échange des biens et services contre les dépenses de consommation et d’investissement, et un marché des actifs financiers. Ces trois « marchés » correspondent aux trois fonctions de la monnaie : intermédiaire de production, moyen de paiement et réserve de valeur.

Si l’on rassemble les conditions budgétaires et monétaires du « bouclage macroéconomique » (cette expression désigne le chemin qui conduit de l’amorçage de la pompe monétaire à la régulation de l’ensemble de l’économie), on voit bien le rôle indispensable de l’État et de la banque centrale : la monnaie de crédit centrale est la seule monnaie sur laquelle ne pèse pas la contrainte de remboursement. Et il faut bien qu’existe une monnaie sur laquelle ne pèse pas cette contrainte afin qu’il y ait un surplus de monnaie qui accompagne le surplus économique (surplus ici au sens de l’économie politique), à condition que le surplus escompté soit un surplus soutenable écologiquement et socialement.

Alors les retraites ?

Soutenable socialement, disons-nous ? Affirmer qu’on doit travailler plus longtemps parce qu’on vit plus longtemps est la preuve qu’on ne conçoit l’économie que comme une perpétuelle fuite en avant, donc insoutenable à l’heure de la crise écologique. Et la preuve d’une hypocrisie sans bornes ou d’une incompétence crasse, peut-être les deux. Cette affirmation n’a strictement aucun sens si on ne met pas dans l’équation la quantité et la qualité des richesses produites parallèlement à l’évolution démographique. Pour tordre le cou à cette imbécillité, deux choses doivent être rappelées.

1) L’évolution du rapport actifs/inactifs doit être comparée à celle de la productivité du travail puisque tous les revenus distribuables proviennent de celui-ci. À cet égard, il n’en va de même si le chômage est important comme aujourd’hui ou si on s’approche du plein emploi.

2) Mais, quelle que soit la situation de l’emploi, quelle que soit l’évolution de la productivité et donc de la croissance économique, une modification de la répartition des revenus est indispensable pour accompagner toute évolution démographique.

Aussi, en ce qui concerne les retraites, il faut distinguer les conditions préalables à toute réforme véritablement sociale, les objectifs souhaitables et les moyens d’y parvenir.

1) Conditions préalables

- arrêter les politiques d’austérité ;

- agir en faveur de l’emploi par la reconversion industrielle écologique, par la RTT, par la formation et par le développement des crèches pour faciliter l’emploi des femmes.

2) Objectifs souhaitables

- revenir à la retraite à 60 ans à taux plein ;

- faire converger la durée de cotisation nécessaire pour une pension à taux plein et la durée moyenne de vie active constatée ; dans l’immédiat, introduire dans la durée de cotisation les périodes d’études, de formation, de chômage et ramener cette durée à 40 ans ;

- amenuiser jusqu’à disparition les inégalités de pension entre les femmes et les hommes ;

- mettre la pension minimum au niveau du SMIC

3) Moyens

- financement des retraites basé sur le rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits distribués, ces derniers (notamment les dividendes) soumis à cotisation, ce qui signifie élargir l’assiette des cotisations sociales (si on soumet à cotisations les revenus du capital déjà distribués, cela n’a pas d’influence sur les prix, exit le discours sur la compétitivité) ;

- arrêt des allègements inutiles de cotisations sociales et majoration du taux de cotisation sur l’emploi à temps partiel ou précaire.


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