Pourquoi je persiste et signe, par Thomas Coutrot

samedi 9 septembre 2006, par Webmestre

J. Nikonoff et B. Cassen ont porté plainte pour diffamation contre moi parce que j’ai écrit qu’ils étaient moralement et politiquement responsables de la fraude électorale à Attac. Malgré une pétition signée par plusieurs centaines d’adhérents d’Attac, ils ont refusé de retirer leur plainte. Etant donné les enjeux politiques et financiers de cette affaire [1], je commence à préparer ma défense. N’ayant rien à cacher, je rend publics les faits et arguments que je transmets aujourd’hui à mon avocat.

Mon texte du 1er juillet, « Comment l’impensable est devenu possible » [2], proposait une analyse politique et sociologique des raisons qui ont pu conduire J. Nikonoff et B. Cassen à organiser ou couvrir une fraude électorale dans Attac. L’argument principal était le suivant : les plaignants doivent à leurs positions de Président (d’honneur) d’Attac l’essentiel de leur capital politique personnel, ce qui rend à leurs yeux intolérable la perte de la direction d’Attac, et les a amené à organiser ou à couvrir une manipulation électorale. J’exprimais une intime conviction, étayée par l’analyse politique et sociologique, par l’analyse statistique (menée avec Michel Husson [3]) des données de l’élection, et par mon expérience personnelle (d’ailleurs largement partagée dans Attac) des pratiques politiques des plaignants.

Depuis l’AG des 17-18 juin, six faits nouveaux sont intervenus qui confirment mon analyse et renforcent ma conviction.

1. Les « aberrations statistiques » sont désormais prouvées

René Passet, dont on connaît la prudence et la rigueur morale, a conclu dans les termes les plus clairs, après un examen approfondi des trois rapports convergents établis par des statisticiens indépendants, à l’existence d’une fraude lors de l’élection du CA le 17 juin : « il y a donc eu manipulation : jamais les écarts enregistrés et concentrés dans le temps n’auraient été possibles sans l’intervention providentielle de quelque ‘main invisible’ ».

Le rapport Passet tranche définitivement un premier débat qui dure depuis l’AG : il y a bien de fortes anomalies statistiques. S’agissant de lots de bulletins constitués selon l’ordre alphabétique, les lois de la statistique ne permettent pas de rendre compte de l’existence d’un nombre significatif de lots atypiques importants, apparaissant presque tous les 14 et 15 juin, donnant presque tous une écrasante majorité pro-Nikonoff, et faisant basculer seulement les candidats qui étaient apparus en position éligible après 3 jours de dépouillement. Des adversaires de la thèse de la fraude (A. Gély, M. Lasserre, M. Fenayon…) se sont échinés pendant des semaines à tenter de démontrer l’inexistence de telles anomalies : selon Alain Gély, le seul statisticien professionnel parmi ces derniers , « la distinction entre lots « conformes » et lots « atypiques » est fondée sur des seuils arbitraires et des regroupements discutables ; au total elle n’est pas pertinente » [4]. Les rapports des experts indépendants et celui de René Passet, confirmant les études menées par M. Husson et moi-même ainsi que par G. Duménil et D. Lévy, réduisent cette thèse à néant .

2. Les explications autres que la fraude ne tiennent pas

Mais les défenseurs des plaignants ont deux cordes à leur arc : non seulement il n’y a pas de lots atypiques, mais en admettant même qu’il y en ait… ils ne prouvent pas la fraude. En effet les anomalies résulteraient de particularités du scrutin et du mode de dépouillement. Les deux explications proposées comme alternatives à la fraude sont « l’effet chronologique » et « l’effet de transfert ».

« L’effet chronologique » : pour expliquer que pratiquement tous les lots atypiques apparaissent les 14 et 15 juin, on nous explique que les électeurs tardifs, mieux informés que les électeurs précoces grâce à l’apparition de la liste Susan George et de la contre-liste, ont voté massivement contre la liste Susan George pour défendre la direction sortante et son bilan. Les bulletins, certes classés dans des bacs par ordre aphabétique, auraient quand même conservé au sein de chaque bac un classement par ordre chronologique d’arrivée. D’où l’émergence, les 14 et 15 juin, de lots favorables à J. Nikonoff, correspondant à ce sursaut tardif des adhérents.

Remarquons d’abord qu’il s’agit d’une hypothèse purement « ad hoc », c’est-à-dire formulée a posteriori pour essayer de rendre compte du profil des lots : il n’existe avant le dépouillement aucun indice ni témoignage d’une mobilisation tardive pro-Nikonoff de l’électorat d’Attac, ni a posteriori aucun témoignage crédible en ce sens. Au plan statistique, M. Husson et M. Theulière (tous deux statisticiens professionnels) ont déjà montré pourquoi cette hypothèse ne peut être sérieusement défendue. Au risque de la répétition...
l) les lettres entièrement dépouillées par lots les premiers jours ne montrent aucun « effet chronologique », celui-ci apparaissant essentiellement les 14 et 15 juin,
2) certaines lettres seraient touchées par cet effet et d’autres non, sans aucune raison apparente,
3) les bulletins arrivés le plus tardivement, sortis de leurs enveloppes nominatives le 15 juin, et sur lesquels ne pèsent aucun soupçon, donnent des résultats tout à fait similaires à ceux des trois premiers jours de dépouillement, alors que selon l’hypothèse chronologique, ils devraient être les plus favorables à J. Nikonoff. (Remarque : ces lots, notés « 15P » dans le premier décompte des résultats fourni à l’AG, n’étaient curieusement plus identifiés dans le décompte de l’huissier ; après que M. Delepouve, représentant de la FSU au CA, ait vigoureusement protesté contre cet escamotage, nous avons récemment appris (le 24/08, par un mail de M. Fenayon, un proche de J. Nikonoff) qu’il s’agissait d’une « erreur » de l’huissier).

Reste la deuxième explication, le « transfert ». Selon A. Gély (« Eléments de Réponse aux ‘Fraudistes’ », 22/08/06), « divers témoignages » (lesquels ? je l’ignore car il n’en dit rien) affirment que certains dépouilleurs (lesquels ? idem) auraient, dans le souci d’accélérer les choses, séparé des lots (lequels ? idem) en deux sous-lots, avec d’un côté les bulletins où le premier nom (celui de J.M. Harribey) était coché, de l’autre les autres bulletins. Ils auraient ainsi par mégarde constitué des lots atypiques, puisque les premiers lots seraient naturellement plus favorables à la liste SG, alors que les seconds pencheraient pour JN. Pour A. Gély, « ces manipulations sont peu pertinentes mais elles ne sont pas frauduleuses. Elles modifient évidemment la part des suffrages corrélés avec ceux de J.M. Harribey dans les lots qu’elles ont affectés. Cet argument, à lui seul, suffit sans doute à ruiner les élucubrations de Michel Husson et de Thomas Coutrot, puisque celles-ci postulent une constitution aléatoire des lots. » (mail du 22/08/06).

« Peu pertinentes », en effet : qui pourrait croire qu’on accélère le dépouillement en procédant à ce tri préalable et supplémentaire ? C’est absurde, A. Gély le reconnaît. Et le caractère plus qu’imprécis des « témoignages » invoqués rend l’histoire des transferts pour l’instant peu crédible. Espérons que la commission d’enquête nous en dira plus.

Mais supposons même que des dépouilleurs aient eu une idée aussi saugrenue. Dans ce cas, par construction, devraient apparaître d’abord des lots atypiques favorables à J.M. Harribey (donc à la « liste Susan George ») : très favorables même, puisque Harribey devrait y obtenir 100% des suffrages ! Ensuite ces lots seraient contrebalancés par les fameux lots atypiques favorables à J.N. Chaque supposé transfert devrait donc mécaniquement donner naissance à deux lots atypiques se compensant. Or les études ont abondamment montré (c’est ce qui fonde la conclusion de fraude) que les lots significativement atypiques, donc de taille pas trop faible (>70 bulletins dans l’étude des experts Guillemot & alii), sont pratiquement tous favorables à J.N. En outre aucun lot ne donne plus de 70% de voix à J.M. Harribey. L’explication par le « transfert » est tout aussi irrecevable que l’explication chronologique. Ne reste que l’explication par la fraude.

Peut-on maintenant avancer davantage vers la manifestation de la vérité ? Il faut évidemment qu’une commission d’enquête examine les bulletins, et en particulier les lots atypiques, pour vérifier si les bulletins qui les composent sont largement remplis de la même façon, avec la même encre, etc... (comme Christiane Marty l’avait vigoureusement signalé le 14 juin en dépouillant des bulletins ‘B’, cf. son témoignage détaillé « Intime conviction par A+B+C », diffusé le 11/07 sur la liste du CS). Il faut aussi procéder à une saisie électronique des bulletins individuels (pas des résultats des lots, mais des bulletins eux-mêmes), dont l’analyse statistique, comme le préconisent les experts, pourrait permettre d’affiner encore les études. Reste qu’on ne doit pas trop attendre de l’examen des bulletins : les enveloppes contenant les lots sont accessibles depuis deux mois dans une pièce non sécurisée au siège d’Attac... De toutes façons la fraude est maintenant scientifiquement établie avec un tel degré de certitude que l’examen physique des bulletins trois mois après les faits ne pourra guère le modifier, dans un sens ou dans l’autre.

3. Lors du dépouillement le 11 juin, et malgré l’opposition de membres de la commission électorale, J. Nikonoff a pris des initiatives qui ont rendu possible la fraude

Dès le 22 juin, dans un courriel intitulé « pourquoi le nouveau CA ne doit pas siéger et pourquoi il fait organiser au plus vite de nouvelles élections », Serge Le Quéau relatait comment J. Nikonoff a modifié unilatéralement le mode de dépouillement en ouvrant la voie à la fraude. Il détaille son témoignage dans un courriel du 31/08 : « en tant que membre de la commission électorale et du bureau j’avais insisté et à plusieurs reprises, sur le fait qu’il ne fallait surtout pas ouvrir d’enveloppes de vote des adhérents sans les dépouiller immédiatement. Qu’ il ne fallait surtout pas constituer de paquets de bulletins "dormants", comme cela a malheureusement été fait. Tous ceux qui ont participé à des dépouillement électoraux le savent bien. Pas besoin d’avoir fait Polytechnique ou l’E.N.A pour savoir cela. Quelle n’a donc pas été ma surprise de découvrir le dimanche soir du 11 juin, juste avant de quitter les locaux du siège, que cette procédure avait été dangereusement modifiée sur demande de Jacques Nikonoff, pour permettre, soit disant, un dépouillement plus rapide du scrutin. Atterré par ce que je découvrais j’ai demandé avec insistance, soutenu par Régine Tassi, que des scellés soient posées sur la porte du local ou était entreposé tout le matériel électoral. Pointant du doigt les risques encourus et la responsabilité collective que nous devrions tous assumer, s’il y avait le moindre problème. Dommage que Jacques Nikonoff, encore lui, se soit si farouchement opposé à la pose de scellés, allant même jusqu’à me déclarer "toi Le Quéau tu n’es qu’un paranoïaque, il est temps que tu te fasses enfermer dans un hôpital psychiatrique" ». Ni J. Nikonoff ni B. Cassen n’ont démenti ce témoignage, formulé à deux reprises.

4. J. Nikonoff et B. Cassen ont profité d’une élection frauduleuse pour prolonger leur emprise sur Attac.

Pendant l’AG des 17-18 juin, les élus qui ont refusé de siéger suite aux présomptions de fraude ont lancé un appel pressant à J. Nikonoff et B. Cassen pour qu’ils renoncent à élire un président et un bureau dans des conditions aussi douteuses, et qu’ils acceptent de mettre sur pied une commission paritaire chargée de gérer les affaires courantes jusqu’aux prochaines élections, à tenir le plus vite possible. Les plaignants ont repoussé cette demande, et fait élire J. Nikonoff président par un demi-CA, en l’absence de la majorité des membres fondateurs et de la minorité des élus des adhérents. Contraints d’organiser de nouvelles élections par la fermeté de la réaction des « minoritaires » du CA, ils ont fixé une date la plus éloignée possible, en décembre. Lors du CA qui s’est tenu à l’université d’été à Poitiers, les plaignants ont finalement dû accepter la démission du bureau et du président et la création d’un exécutif paritaire, en réalité non par souci du compromis ou de l’unité d’Attac, mais parce qu’ils savaient avoir perdu la majorité dans le CA statutaire (18 membres fondateurs et 12 actifs).

Je note d’ailleurs que J. Nikonoff écrit une contre-vérité manifeste à ce sujet, puisqu’il prétend (courriel du 5/09 « Electrochoc ») avoir proposé lui-même « lors du Conseil d’administration du 25 août, que le Bureau et la présidence remettent leur mandat au Conseil d’administration », alors que, manifestement minoritaire, il ne s’est rendu qu’en toute extrémité à cette proposition faite au début du CA dans une motion défendue par J.M. Harribey (cf. le compte-rendu du CA du 25/08/06). Signe de la solidarité indéfectible des deux plaignants, même après ce CA et la confirmation de la fraude électorale, B. Cassen a insisté pour que J. Nikonoff, malgré les lourdes présomptions qui pèsent sur lui, figure dans l’exécutif paritaire qui gère les affaires courantes et soit même l’un des deux porte-paroles d’Attac.

Enfin, par leurs déclarations parallèles du 5/09 où ils exigent que les membres fondateurs se retirent du Conseil d’administration d’Attac pour « rendre la souveraineté à ses adhérents » [5], les plaignants tentent de profiter de la grave crise interne provoquée par la fraude pour obtenir ce que les adhérents (en votant à 66% pour la liste des fondateurs) leur avaient refusé lors du vote de l’AG du 17 juin, à savoir la marginalisation définitive des membres fondateurs.

5. J. Nikonoff et B. Cassen n’ont pas créé de commission d’enquête

A l’AG de Rennes, B. Cassen a fait voter (par 210 voix contre 40, et 50 abstentions) une motion qui mandatait le CA pour « lancer rapidement des études indépendantes afin de faire la lumière sur les "anomalies" présumées ». Il ne s’agissait donc pas de la création d’une commission d’enquête, mais de faire mener des expertises statistiques. Il était difficile de faire moins, dans la mesure où les données du vote étaient déjà publiques et faisaient l’objet de controverses. En revanche, J. Nikonoff et B. Cassen n’ont pas mis en place une véritable commission d’enquête qui aurait procédé rapidement à l’examen physique des bulletins, contrairement à ce qu’ont demandé René Passet et le Conseil scientifique immédiatement après l’AG.

A la réunion du CA du 24 juin, D. Plihon a présenté une motion adoptée par l’ensemble des membres présents à la réunion du conseil scientifique du 23 juin, demandant « la création d’une commission d’enquête indépendante composée d’experts reconnus pour leurs compétences et leur intégrité, et proches du mouvement social. Cette commission d’enquête examinera toutes les données et tous les témoignages disponibles et devra rendre avant le 15 juillet un rapport visant à faire la clarté sur les conditions de dépouillement et les résultats des élections au conseil d’administration de juin 2006 ».

Dans un courriel du 4 juillet René Passet s’étonne de façon explicite de la passivité de la direction d’Attac : « le temps passe et je suis inquiet de constater que rien de concret ne se produit concernant notamment le groupe d’experts auquel je suis censé appartenir. De ce fait une partie importante des opérations de vérification perd toute signification : il s’agit de l’examen matériel des pièces (bulletins, enveloppes…) entreposées dans des conditions de sécurité nécessairement imparfaites. Voudrait-on prêter le flanc à ceux qui prétendent que l’on a quelque chose à dissimuler qu’on ne s’y prendrait pas autrement ».

Les plaignants ont décidé de faire procéder dès le 28 juin à un recomptage des bulletins (et non pas du contenu de ceux-ci) par un huissier. Ce recomptage s’est avéré non seulement inutile mais faux, puisqu’il ne permet plus d’identifier les lots dépouillés tardivement, dits « 15P » dans le premier décompte, qui invalident la thèse de l’effet chronologique. En revanche, seuls maîtres à bord, les plaignants n’ont pas créé de commission d’enquête ni pris en compte la demande pressante de René Passet d’organiser (eux seuls pouvaient le faire) un examen physique du contenu des bulletins. Finalement, la commission d’enquête sera mise en place par l’exécutif paritaire en septembre, et pourra examiner les bulletins (au mieux) trois mois après le dépouillement.

6. J. Nikonoff et B. Cassen continuent à nier l’évidence et cherchent à discréditer le rapport de René Passet

Le verdict des statisticiens est sans appel : l’existence d’anomalies est indiscutable. Et les explications alternatives à la fraude n’ont aucune vraisemblance, pour des raisons désormais connues de tous. Pourtant les plaignants refusent les conclusions de René Passet : les experts ont fait des calculs « parfaitement valables » (J.N.) mais sur des « données fausses » (J.N.) avec des « hypothèses totalement fausses » (J.N., message à L. Douillard, 31/08/06). B. Cassen, même s’il affirme « ne pas écarter du tout » l’hypothèse de la fraude, estime, sans aucun fondement, que puisque d’autres statisticiens « de statut scientifique équivalent à celui des contributeurs » contestent ces conclusions, le rapport Passet n’est « qu’un élément parmi d’autres » (lettre à S. Zappi, 30/08/06).

Si l’on voulait discréditer le rapport Passet, étant donné l’impossibilité de contester la rigueur et l’honnêteté de son auteur, dirait-on autre chose ? Pourquoi continuer à nier l’évidence ?

Je suis certain que le tribunal devant lequel m’amènent imprudemment J. Nikonoff et B. Cassen saura apprécier ces faits pour juger du caractère calomnieux ou non de mon affirmation de leur entière responsabilité politique et morale dans la fraude qui humilie Attac et porte atteinte au mouvement altermondialiste dans son ensemble.

Notes

[1Les plaignants demandent chacun 20 000 euros et la publication du jugement dans trois quotidiens nationaux et trois magazines nationaux (!). Je précise (notamment à l’intention de B. Cassen) que c’est suite à une erreur de transmission entre moi et mon avocat que seul J. Nikonoff a reçu de ma part un dossier d’« offre de preuves » de mes allégations. Je tiens B. Cassen pour tout aussi responsable que J. Nikonoff de la situation actuelle, et leur indéfectible solidarité en témoigne suffisamment.

[5Titre de la « déclaration de Bernard Cassen et Jean-Pierre Beauvais » du 5/09/06.

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