Politique économique européenne : un modèle de despotisme éclairé ; une interview de Christophe Lavialle (mai 2005)

Christophe Lavialle est Docteur en Science Économique, Maître de Conférences à l’Université d’Orléans, Chercheur au Laboratoire d’Economie d’Orléans, et Directeur du Centre Associé en Région Centre au Céreq (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Qualifications).

Quels sont à votre sens les grands principes économiques en vigueur dans l’Union européenne ?

Les principes économiques à l’oeuvre dans l’Union Européenne reflètent une conception très particulière des mécanismes économiques et du rôle des politiques économiques, conception qui était précisément dominante dans les esprits au moment (fin des années 1980) ou l’architecture institutionnelle de la politique économique en Europe a été imaginée (dans le cadre de ce qui deviendra le « Traité de Maastricht). Pour l’essentiel, cette conception, inspirée du courant de ce que l’on a appelé « la nouvelle macroéconomique classique » de l’école de Chicago, repose sur les idées suivantes, qui découlent d’une critique fondamentale des pratiques « interventionnistes » keynésiennes, menée à partir des années 1970, par ces économistes

1) il n’ y a pas d’arbitrage entre inflation et chômage : le chômage n’est pas un phénomène macroéconomique (lié au défaut de croissance et à la mauvaise orientation des politiques budgétaire et monétaire de l’Etat), mais résulte des seuls dysfonctionnements microéconomiques des marchés du travail, et son niveau reflète donc les seuls problèmes structurels (et non pas conjoncturels) des économies. L’inflation, quant à elle, est le produit des pratiques keynésiennes, qui ont volontairement orchestré la mise en oeuvre d’un « bruit » inflationniste pour perturber le calcul économique des agents privés et réduire « artificiellement » le chômage en dessous de son niveau d’équilibre « naturel ».

2) par conséquent, la politique macroéconomique ne doit se donner qu’un seul objectif : la lutte contre l’inflation (la désinflation). Comme l’inflation est analysée comme étant en dernière instance un phénomène « monétaire » (c’est le trop grand laxisme dans la gestion des systèmes de paiement et des contraintes monétaires qui autorise les dérives inflationnistes), il faut confier cet objectif de désinflation à la politique monétaire (aux banques centrales). Pour le reste, les politiques macroéconomiques, étant réputées inefficaces à porter durablement la croissance économique et l’emploi, doivent viser au respect des sacro-saints « grands équilibres », notamment budgétaires (objectif de réduction des déficits budgétaires).

3) Le chômage n’étant plus considéré comme relevant des politiques macroéconomiques, il est donc réputé devoir être résolu par les seules politiques microéconomiques, c’est-à-dire des politiques essayant de modifier les « structures » du marché du travail dans un sens favorable à l’emploi, et essayant d’améliorer les « incitations » économiques au travail et à l’embauche. Ce déplacement fondamental (qui est en fait un retour aux vieilles conceptions classiques auxquelles s’était opposé Keynes dans les années 1930) s’accompagne d’une re-volontarisation du chômage : si le chômage est élevé, c’est bien souvent, au regard de cette doctrine, parce que le coût du travail est trop élevé (et que les salariés s’opposent à sa baisse) et parce que trop d’incitations négatives pèsent sur l’offre de travail (cf. le fameux débat sur les « trappes à inactivité » ou sur la « dévalorisation du travail »).

Au-delà du contenu concret de ces « politiques de l’emploi » réduites aux seules politiques de « marché du travail » (et ce contenu est diversifié : il existe en Europe des modèles alternatifs de ce point de vue) , un fait demeure qui est le postulat de séparation entre les problèmes d’emploi et les grandes orientations de politique macroéconomique. Cette séparation se reflète dans le fait que la gestion macroéconomique est « fédérale » (soit totalement, dans le cas de la politique monétaire unique, soit par le biais de règles contraignantes dans le cas des politiques budgétaires et fiscales), tandis que les politiques de l’emploi relèvent des autorités nationales.

La mise en oeuvre, depuis 1997 (Traité d’Amsterdam) d’une « stratégie européenne pour l’emploi », qui vise à mieux coordonner les actions des États membres dans ces domaines, n’a rien changé à l’affaire, et n’a pas constitué, sur le fond, une remise en cause des conceptions sur lesquelles cette « séparation » repose.

Quels sont les enjeux du contrôle (ou du non-contrôle) de la Banque centrale européenne par le politique ?

A l’origine l’indépendance de la Banque Centrale a été conçue comme un moyen d’assurer la « crédibilité » de l’engagement désinflationniste. Dès lors que vous considérez que la politique monétaire doit se donner comme seul objectif de lutter contre l’inflation, sans faire plus cas d’un éventuel arbitrage entre lutte contre l’inflation et soutien macroéconomique à la croissance et à l’emploi, le mieux est encore de garantir que la banque centrale ne se donnera bien comme seul objectif de lutter contre l’inflation, sans être jamais tentée de relâcher son effort en ce domaine. Ce serait même là une condition pour que la politique anti-inflationniste soit crédible (les agents privés, les « marchés » ne pourront plus soupçonner la banque centrale d’être en capacité de « tricher », et de ne pas respecter ses engagements), et à terme réussisse (car il est essentiel que les agents « privés » croient dans une politique pour qu’elle réussisse). Finalement, dans l’esprit de ses promoteurs, l’indépendance de la banque centrale avait comme objectif avoué de dissocier la conduite de la politique monétaire des influences du cycle électoral, lequel pouvait conduire, de la part des « politiques » à toute sorte de démagogie et de d’opportunisme dans la conduite des politiques économiques.

Cette dissociation prend une forme extrême dans l’Union Européenne, jamais atteinte dans les pays qui par tradition ont reconnu de longue date une forme d’indépendance à leur banquiers centraux (RFA, USA,...) pour deux raisons majeures :

• l’une institutionnelle est que le poids de la banque centrale n’est pas équilibré par aucune autorité fédérale en charge des autres volets de la politique macro-économique (il n’y a pas de gouvernement économique) : la banque centrale est donc d’autant plus indépendante qu’elle est « seule au monde » ; dispose d’un instrument (sa politique monétaire) qu’elle peut assigner sans difficulté au seul objectif qui lui est confié (la stabilité des prix). Si l’on prend le cas de la Banque Centrale américaine (Federal Reserve), qui est aussi « indépendante », on constate que lui ont été confiés deux objectifs : la stabilité des prix et la stabilisation de la croissance économique. Il en résulte que la réserve fédérale est particulièrement attentive à ne pas sacrifier un objectif à l’autre (la croissance et l’emploi à la désinflation, par exemple). Il en résulte aussi qu’elle ne peut pas, seule , munie d’un seul instrument de politique économique, atteindre ces deux objectifs. Elle est donc obligée, en dépit de son « indépendance », de s’entendre, de se coordonner avec l’autorité qui dispose de l’autre instrument de politique macroéconomique, l’État fédéral, en charge de la politique budgétaire et fiscale. D’où l’origine du fameux « policy mix », c’est-à-dire de l’articulation recherchée entre politique monétaire et politique budgétaire, de manière à atteindre croissance et plein emploi dans un cadre non inflationniste. La recherche d’un tel policy mix n’est pas à l’ordre du jour en Europe, où la Banque Centrale Européenne domine hiérarchiquement toute l’architecture de la politique économique, et où aucune coordination, et finalement aucune coopération n’existe entre autorité monétaire et autorités budgétaires. Et ce au détriment de la croissance, de l’emploi... et de l’état des finances publiques.

Comment analysez-vous cette volonté d’inscrire aussi précisément dans le traité une politique économique spécifique ?

Au-delà des ces considérations purement économiques, il me semble que le degré d’indépendance accordé à la BCE témoigne de la volonté de retirer plus généralement les orientations de politique économiques hors du contrôle du politique, et finalement hors du champ de la démocratie. Comme le souligne avec force et justesse depuis de nombreuses années Jean-Paul Fitoussi, lui qui fut un des premiers à dénoncer « le débat interdit » et à analyser en ces termes la croissance « molle » en Europe et la persistance du chômage de masse, le modèle ainsi proposé n’est pas un modèle de démocratie. C’est un modèle de « despotisme éclairé ». Il s’agit de considérer que les politiques économiques sont une chose trop sérieuse pour les soumettre aux aléas des cycles électoraux, et pour les faire trancher par les citoyens. Même si l’inscription de la partie III dans le projet de traité constitutionnel relève du symbole, c’est un symbole qui en dit long : le modèle que l’on imagine pour l’Europe de demain est un modèle politique où le champ des politiques économiques aura été « constitutionnalisé » et balisé, sur la forme et sur le contenu, dans un sens « éclairé » par les économistes « experts », qui sauraient, parfois malgré eux, ce qui est bon pour les peuples d’Europe. C’est le contraire d’une politique économique (qui n’est pas une science, mais un « art » qui consiste pour l’essentiel à revisiter régulièrement ses arbitrages, ses diagnostics, ses orientations,...) ; c’est le contraire d’une démocratie : on passe du « gouvernement » citoyen à la « gouvernance » experte.

Si l’on considère, comme c’est mon cas, qu’au-delà du symbole et de la forme, le contenu des politiques économiques ainsi sanctifié n’est pas de nature à permettre à l’Europe, demain, de résoudre le problème majeur auquel elle est confrontée, qui est celui du chômage de masse, il y a tout lieu de s’inquiéter pour le devenir de l’Europe et des sociétés qui la composent.

Pour conclure, citons Pierre Mendès-France à l’Assemblée nationale, le 18 janvier 1957 : « Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du xxe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme “providentiel”, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».